Histoire et travail de mémoire

Quand on parle de Seconde Guerre mondiale et d'Occupation, nos manuels d'histoire aiment à nous raconter ceux qui ont essayé, tant bien que mal, d'entraver la machine nazie. On évoque la Résistance, les maquis, les armes, les sabotages... On nous fait écrire de grands noms comme Jean Moulin, Missak Manouchian, Germaine Tillion ou encore Pierre Brossolette, Saint-Mauriens par ailleurs. Cependant, sont-ils les seuls à avoir bravé les interdits de l'occupant ou du régime de Vichy ? Nous savons que non et, durant notre travail, nous nous sommes demandé (à plusieurs reprises) pourquoi les Justes ne tenaient pas la même place dans nos livres d'histoire. Certes, officiellement, ils sont considérés comme importants. En janvier 2007, les Justes de France ont rejoint le Panthéon. Mais nous nous sommes rendu compte que, si nous étions capables de citer des résistants, si nous avions lu des livres historiques, des fictions, des bande-dessinées et vu des films, des reportages et des documentaires retraçant les péripéties des maquisards dans la France de Vichy, nous ne connaissions rien de tel pour les Justes, pas de rue dans notre ville (alors que médiathèque et Gymnase portent le nom de résistants célèbres de Saint-Maur), pas de nom, pas de grand film, pas de visage pour représenter ces actes, cet état d'esprit, cette solidarité. La France d'après-guerre, désirant occulter son passé de collaboration et sa responsabilité dans la déportation de Juifs depuis son territoire, en est peut-être responsable. Cela est possible et ne doit plus, quatre-vingts ans après, empêcher les Justes parmi les Nations d'avoir accès, non seulement à un titre et à la reconnaissance d'un État, mais à celle de tous. L'action des Justes a beau être moins spectaculaire, elle est tout au moins aussi courageuse. Elle implique des couples, des familles, des foyers tout entiers. Il s'agit de la Résistance des Hommes et non des Armes et nous souhaitons, à l'aide de notre travail, les faire reconnaître comme tels.

L'équipe au Mémorial de la Shoah

Pour mieux s’imprégner de l’esprit des Justes, et de ce qui les avait motivés à agir, nous nous sommes rendus au Mémorial de la Shoah, dans le 4e arrondissement de Paris. Sur place, nous avons découvert le mur des Justes, sur lequel sont inscrits les noms de tous les Français ayant obtenu la distinction. Parmi eux, les Perret, les Emmanuelli, et bien d’autres Saint-Mauriens. Une fois à l’intérieur de l'enceinte du mémorial, nous avons retrouvé, sur le mur des Noms, parmi ceux des soixante-seize-mille Juifs déportés depuis la France, ceux que nous avions croisés pendant nos recherches. Nous sommes recueillis, nous avons lu des noms célèbres mais aussi ceux des aïeuls de certains d’entre nous. En visitant l’exposition permanente, nous nous sommes attardés sur les témoignages audiovisuels des Justes qui avaient accepté d’être interrogés. L’un après l’autre, ils racontent leur parcours ainsi que leur sauvetage, et nous avons été frappés en voyant que tous avaient agi spontanément, sans réfléchir, par pure humanité… Sortis du Mémorial, ayant enfin compris ce qu’était l’étoffe d’un Juste, nous étions plus motivés que jamais pour leur rendre hommage en menant à bien ce projet.

Entretien avec André Kaspi : les politiques mémorielles

Le vendredi 22 mars 2024, nous avons eu l’occasion de rencontrer l’historien et ancien maire-adjoint à la culture, André Kaspi, qui a eu la gentillesse de nous éclairer sur le concept de politique mémorielle.  

Anaïs :  Tout d'abord, on vous remercie d'avoir pris le temps de nous accueillir aujourd'hui et on a préparé quelques questions. Pourriez-vous vous présenter et nous expliquer ce qui vous a mené à rédiger la préface du livre Les Orphelins de la Varenne 1941-1944 du Groupe Saint Maurien Contre l’Oubli ?

André Kaspi : Cela a été rédigé et publié en 1995, c’est-à-dire il y a 30 ans maintenant. À l'époque, j'étais déjà professeur à Paris I et j’enseignais l’Histoire des États-Unis. Mais j’ai créé à la Sorbonne, en 1993, un séminaire sur l’histoire de la Shoah, qui n’avait pas de lien officiel avec mes fonctions de professeur d’histoire nord-américaine. Quand on est professeur en université, on crée ce qu’on veut à partir du moment où on a des auditeurs, qu’on a la possibilité, qu’on a une salle. C’était indispensable. J’habite Saint-Maur depuis bien avant que vous soyez nées, puisque je m'y suis installé en 1964. Tout ce qui se passait à Saint-Maur m’intéressait et j’ai été contacté par la communauté juive de la Varenne pour rédiger cette préface qui est très courte. Ce n’est pas un texte génial, ce n’est pas avec ça qu’on peut entrer au Panthéon ! Rassurez-vous c’est vraiment quelque chose d’ordinaire, mais qui répondait à la demande de cette communauté et en particulier de M. Dluto qui en était à l’époque le président. […]. Il voulait avoir une sorte de garantie universitaire. (...) 

Cindy : Qu’est-ce qu’une politique mémorielle dans le cadre de la Shoah ? 

André Kaspi : Une politique mémorielle veut dire que vous faites l’effort de transmettre l’histoire de la Shoah et de faire en sorte qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. Cela veut dire qu’il faut prévoir toute une série de dispositions pour permettre à cette histoire de survivre, d’interroger les témoins quand il y en a encore, d'étudier les documents (...).

Anaïs : Quelle est la politique mémorielle de la ville de Saint-Maur et de quand date-t-elle ? 

André Kaspi : Je ne peux pas vous répondre car je ne suis pas sûr qu’il y en ait une, au fond cela dépend des personnes. En 1995, moi je n’étais pas au conseil municipal, je ne suis devenu maire adjoint qu’en 2008. À cette époque, je n’étais qu’un habitant de Saint-Maur. C’est en partie parce que j’habitais Saint-Maur mais surtout parce que je représentais l’université. Cette politique mémorielle a été menée par le groupe Saint-Maurien Contre l’Oubli, qui a été responsable de la démarche, je suppose qu'il avait des relations avec la municipalité. Cela veut dire que ce n’était pas une initiative municipale mais d’un groupe de Saint-Mauriens qui souhaitaient qu'un moment de l'histoire de la ville, de l'histoire de Saint-Maur, en particulier l’arrestation puis la déportation des enfants en juillet 1944, ne tombe pas dans l’oubli. Alors je suppose que la municipalité n’était pas contre, mais je ne suis pas certain qu’elle ait aidé le groupe Saint-Maurien Contre l’Oubli en 1995.

Cindy : Et lorsque vous travailliez pour la municipalité, est-ce que vous avez essayé de prendre des mesures pour lutter contre cet oubli ? 

André Kaspi : À partir du moment où j’ai été élu municipal, j’avais en charge les affaires culturelles. A partir de 2014, se sont ajoutées les commémorations, mais pas uniquement celles de la Shoah, également celles des guerres. Outre le fait que j’étais dans la municipalité, j’avais des liens avec le mémorial de la Shoah, ancien CDJC, et avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. C’est un peu avant mon entrée dans la municipalité que j’ai présidé la commission Histoire au sein de la FMS, qui était à cette époque-là par Simone Veil. Je suivais donc cette politique mémorielle en dehors de la municipalité. Cela faisait partie des conséquences de la création à Paris I, dont je vous avais parlé, d'un séminaire d’histoire de la Shoah […]. C’est pour cela qu’en 1993, lorsque le gouvernement a créé une commission pour étudier le fichier juif, présidé par un très grand historien de l’époque qui s’appelait René Rémond, le Premier ministre m'a demandé d'y participer. La question était de savoir s’il restait un document montrant que les juifs français et étrangers, en France, avaient été contraints de venir se déclarer à la préfecture de police afin de constituer un fichier. Nous avons travaillé sur ce fichier pendant 3 ans, c'est-à -dire jusqu'en 1996. (...) J'ai mené à ce moment-là deux carrières parallèles, c'est-à-dire que d'un côté, j'enseignais l'histoire des États-Unis et d'un autre côté, je développais un enseignement sur l'histoire de la Shoah. Je voudrais ajouter une chose, c'est que je me suis intéressé à l'histoire de la Shoah bien avant 1993 […]. En 1968, j'avais des liens privilégiés avec le centre de documentation juive contemporaine, devenu depuis Mémorial de la Shoah (...) A l’université, je suis essentiellement présenté comme spécialiste de l'histoire des États-Unis, dans la réalité, j'ai aussi beaucoup travaillé sur l'histoire de la Shoah. 

Anaïs : Lorsque nous avons commencé notre projet sur les Justes, nous avons constaté que nous avions plus de connaissances concernant les résistants de notre ville plutôt que les Justes. Donc, pensez-vous que les politiques mémorielles se concentrent plus sur les résistants que sur les justes ? 

André Kaspi : Oui, parce que je pense que la décision de créer et de s’intéresser à l'histoire des Justes, n’est pas une décision française, c'est une décision israélienne. Il s'agit de montrer qu’en dehors des victimes, il y a eu quand même des gens courageux qui ont essayé, et qui n’ont pas toujours réussi, à sauver les Juifs. À l'époque, je ne m'intéressais pas spécialement aux Justes, puisque je m'intéressais plutôt à la persécution. Mais vous qui vous intéressez aux Justes, au fond, vous voulez montrer qu’à côté des persécutés, il y avait celles et ceux qui essayaient de les sauver, pour des raisons humanitaires, pour des raisons amicales, pour des raisons de voisinage, pour de multiples raisons, qu'ils ont pris des risques et que ce n'était pas facile de le faire, c'était extrêmement risqué. Bien-sûr, dans notre ville, ce sont les noms des résistants que l'on connaît. (...) À Saint-Maur, Germaine Tillion a été arrêtée, sa mère aussi, Émilie Tillion, non pas pour avoir sauvé des Juifs, mais pour avoir participé à la résistance. Et si vous allez dans l'avenue De Lattre de Tassigny à Saint-Maur, vous verrez une plaque sur la maison qu'habitait Émilie Tillion, qui a été déportée et qui n'est pas revenue. Germaine, elle, est revenue. Elle est morte à Vincennes, et elle est enterrée à sa mort au cimetière de Condé. Germaine Tillion n'est pas classée parmi les Justes, mais elle a contribué (...) au sauvetage, au moins de la réputation française, c'est-à-dire de montrer qu’elle n'acceptait pas l'occupation allemande avec toutes ses conséquences et notamment les conséquences sur les juifs.

Cindy : Étant donné que vous avez vécu durant la Seconde Guerre mondiale, avez-vous été témoin ou avez-vous entendu parler de réseau de sauvetage là où vous viviez ?

André Kaspi : J'étais quand même relativement jeune.  

Cindy : Est-ce qu’on pourrait avoir votre point de vue d'enfant ? 

André Kaspi : À l'époque, ma famille se cachait ou se déplaçait suivant les moments. Mais il n'y avait pas de réseau particulier. La situation n'était pas comme celle que vous décrivez. Nous avons en effet, pendant la guerre, bénéficié de l'amitié ou de la proximité avec différentes personnes. Mais on ne peut pas dire que c'était un réseau de Justes et moi personnellement, dans l'histoire de ma famille, je ne connais pas de Justes. Mais certainement peut-être parce que je n’ai pas suffisamment cherché. Ou peut-être parce que les personnes qui nous ont aidés ne se sont pas manifestées. Vous savez, devenir Juste, ça ne se fait pas simplement. C’est quand même quelque chose de long, de précis, de profond. 

Anaïs : En dehors du cadre des Justes, avez-vous déjà été ami, par exemple, avec des personnes qui ont été déportées par la suite ? 

André Kaspi :  Mon grand-père a été déporté et il n'est pas revenu d’ailleurs. Mais je l'ai à peine connu, parce qu’il a été déporté quand j'avais 5 ans. Un autre exemple, j’ai un cousin qui a été déporté. C'est-à-dire qu'au fond, si vous allez au mémorial de la Shoah, il y a un mur, le Mur des Noms. Vous y verrez le nom d’Icek KORALSTEIN, c'est le nom de mon grand-père. Vous avez un autre nom, Victor BENDLER. C'est le nom de mon cousin. Du côté de mes parents, mes frères, ma sœur, il n'y a pas eu de déportation, simplement de la clandestinité. Mon frère aîné, est entré au maquis. Il a été tué le 4 juin 1944. 

Anaïs : Avez-vous remarqué une évolution dans les politiques mémorielles françaises par rapport à d'autres pays européens ? 

André Kaspi : Je ne peux pas répondre à cette question car je ne connais pas très bien la politique mémorielle des autres pays. Je pense que la France est sensible à cet héritage. Je crois aussi que l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, la Pologne doivent être sensibles à l'héritage, car ce sont des lieux où la Shoah a été particulièrement tragique. Mais sinon, je n'ai pas d’idée précise. Tout ce que je vous ai dit montre qu’au départ, cela dépend beaucoup des individus. Si je n'avais pas créé un séminaire d'histoire de la Shoah, y en aurait-il eu un en Sorbonne ? J’ai alors réuni un certain nombre de personnes qui m'ont accompagné, mais si je m'étais contenté, ce qui n'était déjà pas une petite affaire, d'enseigner l'histoire des États-Unis, il n’y aurait peut-être rien eu de spécial à la Sorbonne avant longtemps encore. C'était une initiative individuelle, dont je suis responsable. Les archives étaient au CDJC. Il fallait que l'université française s'y intéresse (...).

Icek Koralsztein, grand-père d'André Kaspi, a refusé de quitter Paris avec le reste de la famille. Il est arrêté et déporté dès 1942.


Victor BENDLER est le cousin d’André Kaspi. Son nom est inscrit sur le Mur des Noms.